« La honte est l’affect majeur de notre époque » nous dit Frédéric Gros qui développe cette idée dans son essai : « La honte est un sentiment révolutionnaire ».
De fait, il existe tellement de raisons et de façons d’avoir honte : honte corporelle, honte sociale, honte psychique, honte traumatique…
Toute vie soumise au regard et au jugement des autres, est un jour traversée par la (ou les) honte(s).

En témoigne de façon éclatante le récit d’Edouard Louis. Après « En finir avec Eddy Bellegueule », il fait une relecture de son parcours avec : « Changer : méthode » qui devient systématiquement une histoire de la honte subie et transformée.
Les deux livres, l’essai (de Gros), le récit (de Louis) paraissent en même temps (coïncidence significative?) et se rejoignent dans le propos, l’un théorisant ce que l’autre ressent et décrit, parfois dans les mêmes termes.
Ainsi, à la honte de ne pas correspondre aux critères d’un milieu viriliste et homophobe (sous « l’empire de la Norme » dont parle Gros) à la honte d’être vu comme efféminé, maniéré et désigné comme « pédé », se superpose bientôt la honte d’être issu de ce milieu même, frustre et défavorisé, la honte d’être pauvre et d’avoir des parents déclassés.

Édouard Louis

Voilà ce qu’en dit F. Gros dans son chapitre : « Le mépris social » :
« Honte d’être pauvre, c’est presque trop abstrait. Il faudrait dire : déclassé, plouc, pouilleux, péquenaud, pour faire sentir la blessure du jugement… Chacun pour peu qu’il ait des origines modestes, puisera des exemples dans sa propre histoire, se souviendra des confrontations douloureuses avec le monde du fric et de l’aisance…
Honte de ses repères, de ses automatismes culturels. Honte de sa chemise , de ses chaussures…
Après les vêtements (mais ils produisent une stigmatisation au premier coup d’oeil, avant même de dire bonjour) ce seront les manières de parler, de manger, de marcher qui contre vous témoignent d’un enracinement dans le sous-monde – celui des sans-dents, de piteux, des minables, des petits, des obscurs, des sans grade.
Le vocabulaire, la prononciation, la syntaxe et les mouvements de bouche, la démarche balourde, la manière de saisir le couteau comme un pieu, tout nous trahit ».

Précisément il s’agit aussi de couteau à bien tenir dans le récit de Louis (sa meilleure amie lui ayant fait remarquer qu’il ne pouvait pas continuer à « manger comme un paysan », le couteau dans le poing fermé)
Il raconte : « Les jours d’après, à chaque repas je me suis efforcé de manger comme Elena me l’avait montré ; les autres mangeaient, je travaillais, j’apprenais un nouveau corps. Ce que la scène avec les couverts dans la chambre d’ Elena m’a fait comprendre, c’est que mon passé était partout en moi, dans mes manières de manger, mais aussi dans mes manières de marcher, de m’habiller, de marcher.
Mon corps racontait une histoire différente de celle que je voulais façonner par ma volonté … ce que j’avais été était inscrit dans ma chair, dans ma voix, dans mes mouvements et j’ai décidé de tout transformer en moi…
Personne n’avait besoin de me le reformuler, je voyais que le monde était organisé autour de principes binaires : lourd/ léger, bruyant/ silencieux, gros/ mince, visible/ suggéré, insistant/subtil, grossier/distingué, qui sont des principes de classe et que j’étais toujours, fatalement, du côté le moins légitime de cette structure.
Toute ma vie devenait un effort de concentration. J’étais concentré quand je parlais, quand je riais, quand j’éternuais, quand je mangeais, tout ça devenait un exercice pour moi. »

Le programme est précisément fixé : il s’agit de déconstruire cette pseudo virilité imposée par le milieu originel (être gros, brutal, parler fort) et acquérir point par point tous les codes de la nouvelle société (la petite bourgeoisie intello du lycée) : redevenir mince, manger et s’habiller correctement, rire discrètement, parler sans crier et sans accent.
Le voilà bientôt à l’image de ce qu’il admire : « Je contemplais mon reflet dans le miroir et je pensais Voilà. Tu es quelqu’un d’autre ».
Le changement de prénom (Édouard plus « classe » qu’Eddy) vient ratifier le changement d’identité (plus tard sera officialisé le changement de patronyme)
Pour autant, même si on lui fait remarquer qu’il s’est « embourgeoisé » (et ici le terme devient positif) l’idéal est-il atteint ? Cet « idéo-social » dont parle Gros.

Cette « figure exemplaire, admirée et placée très haut », c’est l’écrivain Didier Éribon qui va l’incarner. Identification d’autant plus évidente qu’Éribon fils d’ouvrier a vécu cette même trajectoire du bas vers le haut avec la même double peine  et même honte sociale plus prégnante que la honte sexuelle (Cf. « Retour à Reims »)
Conversion réussie pour Éribon : voie toute tracée pour Édouard Louis.
Dès lors le processus s’accélère avec une série de ruptures dans un élargissement croissant : du petit village du Nord à la ville de province jusqu’à ce Paris fantasmé avec le prestige de la Grande École (Normale Sup) et la possibilité d’une émancipation intellectuelle et sexuelle.
Le tout dans la tension rageuse de la revanche. Ce n’est plus assez de ressembler aux autres, il lui faut être « plus que les autres » (bouchées doubles à l’école et partout)
Gros parle de cette énergie désespérée « quand la colère enflamme la honte » et « fait entendre le grondement des puissances de vie cognant contre l’enfermement ».

Pour Edouard Louis, c’est d’abord la fuite en avant dans une pseudo ascension sociale forcenée en fréquentant des partenaires et des milieux de plus en plus fortunés.
« Il fallait que je rencontre quelqu’un qui m’emporterait dans sa vie et qui deviendrait celui à travers lequel j’obtiendrais ma revanche sur le passé. Il fallait qu’il soit millionnaire, un prince, un homme politique important, peu importe, mais que la vie soit à la mesure et à la hauteur de mon besoin de revanche ».
Ambition, arrivisme qui font penser au Rubempré de Balzac, usant de ses relations comme autant de marchepieds pour s’élever. Être transfuge de classe implique éloignement, séparation , parfois reniement et ce qui peut être perçu comme arrogance et trahison (rejet des parents à leur tour méprisés, abandon progressif des premiers soutiens, premiers passeurs).

De cette course éperdue, le moteur reste la peur. La priorité, c’est de « se sauver », assurer l’avenir et conjurer la « chute » (retour à la misère) qui parfois n’est pas très loin : petits jobs de service et de nettoyage (ce que faisait d’ailleurs sa mère) pour assurer l’ordinaire entre deux dîners mondains, et même, épisode de prostitution pour payer les soins dentaires au long cours (dents cariées, mal alignées d’un ex-enfant de pauvres…)
Côtoyer le monde de l’argent à coups de mensonges et de faux-semblants ne peut durer longtemps et ne mène à rien si ce n’est un rôle de gigolo (que finalement il n’endosse pas) .

Frédéric Gros

La réinvention de soi doit passer ailleurs. Il lui faut « tout reprendre à zéro ».

Tout comme chez Éribon (dont l’amitié devient fondatrice) s’impose la nécessité d’un retour sur soi, de faire de sa trajectoire la matière d’une réflexion, sur la pauvreté, sur la domination de classe, et trouver l’écriture qui saura en rendre compte.
« Maintenant il fallait écrire un livre, j’en étais sûr, c’était par ce moyen là que j’allais me sauver définitivement ».

Cette fois il ne s’agit plus de donner le change mais de tomber le masque et de puiser dans la colère l’énergie d’une reconfiguration.
Là se produit la vraie métamorphose, le retournement , la subversion dont parle Gros, quand la honte transmute en fierté (c’est d’ailleurs, nous dit-il, le sens de la Gay Pride quand défilent délibérément toutes les marginalités).
Sortant du placard lui-même et s’assumant fils de pauvre, Édouard Louis retrouve existence et dignité quand, ayant acquis les moyens de comprendre les violences structurelles, il se trouve à même de dénoncer un système valorisant réussite et richesse tout en maintenant, par le jeu de la « reproduction sociale » les dominés à leur place, les rendant même coupables de leur pauvreté (paresse et manque d’ambition)
Et dès lors – leitmotiv de notre époque – « c’est la honte qui doit changer de camp ».

Métamorphose intime qui touche aussi à l’intime du lecteur et prend la dimension collective.
Ce premier livre est traduit partout, il met son auteur à l’abri et bien au-delà il le fait encore progresser :
« A force je me suis mis à sincèrement aimer l’art et la littérature, à ne plus écrire seulement pour m’en sortir mais pour la littérature elle-même, à écrire non plus pour me sauver moi mais pour aider les autres, c’est peut-être banal de formuler les choses de cette manière mais c’est vrai, j’ai voulu écrire des livres qui soient des armes pour les autres. Je me suis éloigné pour de bon de mon enfance, d’Eddy Bellegueule. »
Objectif atteint donc et pari gagné. Alors heureux ? Pas si simple… « Parfois je pense que toute cette lutte a été vaine et qu’en fuyant j’ai lutté pour un bonheur que je n’ai pas obtenu ».
Reste la nostalgie d’une enfance pourtant humiliée :
« J’ai détesté mon enfance et mon enfance me manque »
Nostalgie d’un monde qui n’est plus le sien :
« Je sais que si je revenais en arrière, je détesterais ce monde et pourtant il me manque »

Ce monde et cette enfance avaient aussi leurs échappées, leurs éclaircies et leurs menus plaisirs.
Paradoxe de cette émancipation qui regrette ce temps de misère où il en fallait si peu pour le bonheur d’ un enfant.
On peut changer bien des choses en soi sauf le fond de son cœur, cela même qui échappe à la volonté et ne saurait mentir.
Le « trop tard » qui apparaît deux fois dans le dernier paragraphe signe la désillusion et suggère les limites de toute résilience.

A lire donc :
Édouard Louis : « Changer : méthode » (Seuil)
Frédéric Gros : « La honte est un sentiment révolutionnaire » (Albin Michel)

C’est volontairement que j’ai uniquement repris ce qui a trait à la honte sociale qui correspond exactement à la parole de Louis, mais le propos est plus vaste et nécessiterait d’autres développements. A découvrir !

Bonne lecture.

Madeleine